Installée en France depuis cinq ans, titulaire du visa Passeport talent – sous-catégorie profession artistique et culturelle – pour son « apport culturel à la France », Raphaëlle Macaron est une illustratrice originaire du Liban. Affiches de concerts et de festivals, artworks décentrés pour Acid Arab, J.E. Sunde, Habibi Funk ou les Growlers… Les travaux d’illustrations acides et pulsionnels fusent de la tête de cette jeune auteure-dessinatrice, installée depuis cinq ans à Paris. Avant de la retrouver dans les pages de Pan African Music pour une palanquée de projets à venir, on s’est installé à la table à dessin de Raphaëlle. Elle nous raconte ses débuts à Paris, son amour de la commande dans un milieu que bien souvent la commande répugne, et nous livre à la fin de son entretien sa playlist illustrée, qui raconte ses multiples collaborations avec le monde de la musique. Rencontre.
Raconte-nous tes débuts en tant que jeune illustratrice libanaise qui débarque à Paris il y a cinq ans !
Au départ comme beaucoup d’autres, j’étais perdue, un peu paralysée par l’ampleur de la ville et du milieu… Il y a des dessinateurs de ouf à Paris, le niveau est incroyable, du coup à mon arrivée, j’étais tétanisée, je me demandais bien qui allait m’appeler. Jusqu’à comprendre, entre autres, que la scène de l’illustration ici était finalement assez restreinte. Je crois que j’ai aussi beaucoup mis en avant les travaux que j’aime faire, dès le début. De fait, un filtre s’est vite mis en place, ce qui m’a mise dans une position hyper chouette et valorisante. J’ai une collection de vinyles, je passe tout mon temps dans les concerts, je ne pense pas que ce soit un hasard si je réalise autant de pochettes d’albums. J’adore ça et je pense que cela se voit.
L’illustration de commande est très dépréciée en France. Notamment dans le milieu de la bande-dessinée indépendante, qui considère comme « sale » le fait de signer une pochette d’album ou même de bosser pour une marque…
C’est vrai. Il y a assez peu de passerelles entre le neuvième Art indépendant, puriste, qui dispose de sa patente à Angoulême, avec d’autres mondes des industries créatives comme la musique, les concerts ou même le design et la communication.
C’est qui est dommage, car cela cantonne en partie, les auteurs de BD à leurs seuls contrats d’édition, les maintenant ainsi dans une précarité extrême.
C’est effectivement une des choses qui m’a surprise quand je suis arrivée en France. Je voyais bien qu’il y avait un regard particulier de la part des auteurs en direction de ce que l’on peut appeler de façon générale l’illustration de commande. Une certaine pression. Au début, cela m’a pas mal complexée. Déstabilisée, je me disais, mais ça se trouve, je ne suis pas une vraie artiste, mon geste n’est pas assez noble, pas assez littéraire. Je dois bien avouer que parfois, je me le dis encore. Je traîne encore un peu le syndrome de l’imposteur, le sentiment qu’à tout moment je vais être mise à jour, et qu’on va me dire que mon travail ne vaut rien…
Mais ça, c’est le paradigme laissé par les vestiges de l’école de bande dessinée franco-belge, la pression d’un héritage parfois un peu lourd à porter pour les jeunes auteurs hexagonaux…
Héritage au sein duquel je ne suis pas née. Puisque j’ai été formée à l’Académie Libanaise Des Beaux-Arts de Beyrouth, qui te destine d’abord à travailler au Liban. Or, il n’y a quasiment pas d’industrie, ni suffisamment de propositions pour vivre là-bas. Les choses changent un peu, mais seulement maintenant. Lorsque je suis sortie de l’école, j’ai cru que j’allais devoir faire des cartes de mariage toute ma vie. Par chance, cette formation est ultra-polyvalente, on t’apprend à être un caméléon parce que la condition créative au Liban, c’est de la survie. Tout simplement. J’étais finalement beaucoup plus dans une dynamique d’Arts appliqués que de beaux arts. Et puis je travaille beaucoup, je produis beaucoup d’illustrations, et c’est par cette expérience que je suis décomplexée. Aujourd’hui, je me sens affranchie de tout ce système de valeurs.
Du coup, tu alternes sans complexe illustration de commande et bande-dessinée d’auteur…
Oui. Et j’assume les deux ! Ma pratique de l’illustration nourrit mon travail de BD. Je ne veux pas cacher mon travail de commande. De toute façon, ce serait hyper déprimant d’envisager son œuvre ainsi ! Ça paye ? Alors tant mieux ! C’est génial. J’adore faire de l’illustration, j’adore faire de la commande, j’aime que les groupes me demandent des pochettes, ou que les festivals me demandent des affiches.
Tu travailles d’ailleurs aux côtés du musicien camerounais Blick Bassy sur un feuilleton, qui sera bientôt publié sur PAM, peux-tu nous en dire un peu plus ?
Blick a écrit une nouvelle autour d’une jeune star camerounaise, son rapport à la création, ses déboires avec l’industrie musicale. Ici on est vraiment dans un geste créatif de projection à partir d’un texte écrit, c’est passionnant ! Ce genre de travail de commande, pas contraint, mais cadré, me procure un plaisir incroyable. Cela me permet de me réinventer, cela me donne une satisfaction qui est directe. J’ai un rythme soutenu et je m’impatiente vite. L’illustration me procure justement quelque chose d’immédiat, d’instantané. Je crois que si je ne faisais que de la bande-dessinée, je me mettrais une balle dans la tête. Je ne supporterais pas cette lenteur. C’est un rapport à la récompense, à la prise de parole. Aujourd’hui, je danse sur les deux rythmes, et c’est un vrai idéal de vie.
PRAED
« J’ai signé la pochette de ce LP à la demande du label français Akuphone Records. Praed est un groupe originaire de Beyrouth, et je connais un des membres de ce binôme, par amis interposés, comme c’est souvent le cas au Liban. C’est grâce au artwork réalisé sur Praed que j’ai ensuite réalisé la cover du duo Ko Shin Moon, également signé chez Akuphone. »
The Growlers
« Les Growlers m’ont contactée en ligne, ils avaient découvert mon travail via le net. Et je me suis finalement retrouvée à signer le artwork de la tournée américaine de Casual Acquaintances. Pour moi, Problems III est le tube de ce projet. Ma collaboration avec le groupe est évidemment antérieure à l’actuelle mélasse dans laquelle ils nagent. Une mélasse sur Instagram et dans la vie réelle vraisemblablement, qui implique notamment une agression sexuelle durant une tournée… J’espère qu’ils feront rapidement la lumière sur ces sombres événements. »
Acid Arab
« En 2017, j’ai participé à un concert dessiné aux côtés d’Hervé, un des membres d’Acid Arab. On a toujours eu envie de remettre ça. Cette année, l’orga du Festival de BD de Lyon, pour qui j’ai signé l’affiche, était super motivée pour porter un nouveau concert dessiné, avec le groupe au complet cette fois-ci. J’en ai profité pour inviter Aude Picault, Charles Berberian et Melek Zertal avec qui je partage mon atelier. Artistiquement, cette date du 23 septembre était très riche, il s’est passé quelque chose de vraiment fort à Lyon. »
Habibi Funk
« Jannis Stürtz, le digger derrière le projet Habibi Funk, jouait dans ma ville. En tant que collectionneuse de vinyles, je l’ai contacté en lui disant que j’avais certaines de ses sorties. Jannis est toujours partant pour connecter avec des gens du monde arabe. Depuis on a mis en place une relation collaborative très intense ! »
JE Sunde
« Jon Edward Sunde est un jeune musicien américain originaire du fin fond du Wisconsin, mais aujourd’hui établi à Minneapolis. C’est le label parisien Vietnam, proche du magazine Society pour qui je travaille parfois, qui m’a contacté pour cette pochette. En live, Sunde déploie un univers hyper beau et troublant, je suis très contente d’avoir signé cette pochette. »
Raphaëlle Macaron lève actuellement des fonds pour la ville de Beyrouth. Les bénéfices de ses impressions sont actuellement reversés au profit de l’ONG Impact Lebanon. Soutenez son geste en passant par l’e-store de son site officiel, ainsi que sur le portail de l’excellent studio Fidèle, situé Villa du lavoir, à Paris (10e Arr.)
Raphaëlle vient également de sortir Les Terrestres, sa première bande-dessinée, aux côtés de Noël Mamère. Cette BD documentaire autour de la collapsologie est publiée par les Éditions du Faubourg.
Cette année, Raphaëlle sera sur scène aux côtés d’Acid Arab, avec qui elle vient d’initier le projet Climats, un concert illustré et expérimental entre deejaying et illustration graphique.